"Le volet social est complètement négligé". Claude Wiseler au sujet de la libéralisation des transports ferroviaires dans l'UE

Luxemburger Wort: Parmi les-sujets traités par le quatrième paquet ferroviaire, la séparation institutionnelle entre le gestionnaire de l'infrastructure et l'entreprise ferroviaire constitue un souci majeur pour notre pays. Pour quelle raison? Quelles conséquences concrètes cela implique-t-il?

Claude Wiseler: Le principe de base prôné par la Commission européenne est le fait qu'il faut mettre en place des conditions nécessaires pour garantir un accès non discriminatoire à l'infrastructure. Or, la directive 2012/34/UE comporte précisément des dispositions renforçant les pouvoirs des organismes de contrôle nationaux, notamment afin de prévenir toute discrimination. D'une manière générale, les propositions de directives de la part de la Commission européenne devraient laisser aux Etats membres le choix de solutions différentes pour réaliser l'objectif de la Commission qui est celui d'un accès non discriminatoire à l'infrastructure. Par ailleurs, la taille réduite du réseau ferré luxembourgeois n'est pas prise en compte. Une séparation entre gestionnaire de l'infrastructure ferroviaire et entreprise ferroviaire pour un réseau ferré aussi réduit que le réseau luxembourgeois occasionnerait en effet des coûts hors proportion. Bref, les exigences de la Commission européenne sont disproportionnées face à la poursuite de l'objectif d'un accès non discriminatoire à ces installations de service, et mettent en péril les structures et activités actuelles alors qu'elles ont jusqu'à présent donné entière satisfaction dans un pays de petite taille comme le Luxembourg qui depuis toujours favorise la coopération avec les réseaux et opérateurs des pays limitrophes.

Luxemburger Wort: L'ouverture du marché des transports des voyageurs national pose également problème. Pour quelle raison? Quelles conséquences cela implique-t-il au niveau des prix des billets, de la fréquence des trains, de la qualité de service, des coûts d'exploitation, de la sécurité?

Claude Wiseler: Ici également les exigences de la Commission européenne sont disproportionnées face à la poursuite de l'objectif qui est celui de favoriser l'utilisation du service public, et dans notre cas concret du service public par voie ferrée et mettent également en péril les structures et activités actuelles. Ainsi, la proposition de règlement relatif à la libéralisation du transport ferroviaire national de voyageurs et modifiant le règlement 1370/2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route ne donne par exemple plus la possibilité d'attribuer directement un contrat de service public par rail, sauf si la valeur annuelle du contrat est inférieure à cinq millions d'euros ou la distance annuelle parcourue est inférieure à 150.000 km. Par ailleurs, la Commission européenne a analysé dans son impact assessment six différentes options afin de garantir un accès effectif et non discriminatoire au matériel roulant pour permettre à une entreprise ferroviaire qui ne disposerait pas de matériel roulant de participer à un appel d'offres. La variante retenue par la Commission européenne est celle qui est financièrement la plus lourde pour les Etats membres tout en favorisant la concurrence. La Commission européenne reconnaît elle-même le risque que les entités adjudicatrices pourraient choisir d'utiliser du vieux matériel roulant pour minimiser les coûts, ce qui nuirait à l'innovation. Alors que le ministère du Développement durable et des Infrastructures fait tout pour augmenter la qualité du service public, le projet de règlement de la Commission européenne risque de nuire ainsi à la qualité du service. Force est de constater que la Commission européenne relève seulement les effets positifs d'une mise en concurrence alors qu'il faut se poser la question s'il est raisonnable de penser que des lignes ferroviaires régionales ou d'importance nationale secondaire suscitent l'intérêt de nouveaux entrants? Dans ce contexte il faut souligner les mauvaises expériences faites par le Luxembourg suite à la libéralisation du trafic voyageurs international au 1er janvier 2010. Ainsi, il faut mentionner la suppression du train Jean Monnet qui circulait jusqu'au 11 décembre 2011 entre Bruxelles-Luxembourg-Strasbourg et Bâle. Le matériel roulant utilisé auparavant sur la ligne Bruxelles-Bâle circule maintenant entre Bâle et Strasbourg, tronçon de ligne à plus haute rentabilité. Dans ce même ordre d'idées, trois des cinq trains IC qui circulaient entre Luxembourg et l'Allemagne du Nord ont été supprimés par la DB Fernverkehr. Le matériel roulant circule maintenant sur d'autres lignes plus rentables en Allemagne. Pour pallier à cet effet, deux trains ont été remplacés dans le contexte du service public ferroviaire transfrontalier jusqu'à Trèves et un troisième jusqu'à Wittlich. A partir du changement d'horaire de décembre 2014, un cadencement horaire sera mis en place entre Luxembourg et Coblence avec du nouveau matériel roulant à double étage. Finalement, et alors que le matériel roulant est soigné dans le projet de règlement de la Commission européenne, le volet social est complètement négligé. En effet, aucun élément de la proposition ne prend position sur les conséquences sociales d'un changement de prestataire du service public, ce qui est inacceptable.

Luxemburger Wort: La libéralisation entraînera-t-elle, comme certains le craignent, une multiplication démesurée d'acteurs et d'institutions?

Claude Wiseler: La libéralisation a jusqu'à présent déjà rendu nécessaire la création de nouveaux acteurs comme notamment l'Administration des chemins de fer, dont les tâches étaient auparavant assumées directement par les CFL. La fonction de régulateur du secteur ferroviaire a été attribuée à l'ILR. La gestion des interfaces en découlant nécessite une augmentation des ressources humaines ce qui représente un facteur coût non négligeable pour un petit pays. Par conséquent, une libéralisation plus poussée comme préconisée par la Commission européenne et visant une séparation institutionnelle entre gestionnaire de l'infrastructure ferroviaire et entreprise ferroviaire ne ferait qu'alourdir et rendre plus cher le système actuellement en place.

Luxemburger Wort: La position du Luxembourg au sein du Conseil est-elle entendue? Qui sont ses alliés?

Claude Wiseler: Les visites de travail auprès de cinq ministres en charge des transports aériens des Etats membres du Fabec (Belgique, Pays-Bas, Suisse, France, Allemagne) ont été mises à profit pour exposer la position du gouvernement luxembourgeois qui est dans la continuité des prises de position en la matière depuis la refonte du premier paquet ferroviaire. Dans ce contexte il faut souligner que la présidence irlandaise a entamé les travaux sur la première des six propositions législatives, à savoir celle touchant l'interopérabilité. La discussion sur les autres textes n'a pas encore été entamée. Alors que le Luxembourg apporte son soutien de principe aux efforts d'interopérabilité et de l'harmonisation technique dans I'UE. Il a néanmoins formulé des réserves quant au transfert important mais incomplet des compétences des administrations nationales vers l'Agence ferroviaire européenne et aux conséquences pratiques d'une telle mesure. Il a également été mis en garde que les Etats membres ne seraient plus en mesure de pouvoir participer et exprimer leurs positions si l'élaboration des spécifications techniques d'interopérabilité était entièrement déléguée à la Commission sans véritable contrôle ou emprise des Etats membres.

Luxemburger Wort: La présidence irlandaise prévoit qu'un accord sur un texte de compromis puisse être adopté lors du prochain Conseil Transport qui aura lieu en juin 2013 à Luxembourg. Partagez-vous cet optimisme?

Claude Wiseler: Alors qu'actuellement un fond d'accord existe, de nombreuses discussions restent à être menées afin de pouvoir aboutir à un accord sur le volet interopérabilité à l'occasion du prochain Conseil Transport qui aura lieu le 10 juin 2013 à Luxembourg.

Luxemburger Wort: Dans quelle mesure les CFL préparent-ils la libéralisation à venir? La société a-t-elle déjà amorcé le mouvement? Quels ajustements sont prévus?

Claude Wiseler: Les CFL ont su s'adapter lors de la libéralisation du transport de fret ferroviaire avec la création de CFL cargo. Le moment venu, et dès que les discussions à mener au Conseil et au Parlement européen se cristalliseront, on trouvera les moyens afin de pouvoir assurer la pérennité des CFL.

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